Le douzième album de U2 possède un avantage certain: confortablement calé dans les nimbes cotonneux des guitares, des «ou-ouh» jolis de Bono et du ron-ron d’avion de la basse, on se met à rêver. On songe. On extrapole. On roupille sévère, également, pour peu que le repas de midi fût trop riche en graisse…
Et l’on se demande, par exemple, si ce No Line on the Horizon est le bon. Si un autre disque, le vrai, ne traîne pas dans les tiroirs numériques de Rick Rubin, le producteur californien de Johnny Cash, Beastie Boys et autres Red Hot, que le groupe a embauché en 2006, taillant un premier répertoire sous sa houlette, avant de filer dans les bras rassurant du duo Lanois-Eno. Les responsables du classique Joshua Tree reprennent alors en main la direction musicale de la soixantaine de chansons écrite par le groupe, et les morceaux «Rubin» sont mis au frigo.
Et voici No Line on the Horizon, le disque qui sauvera peut-être l’année financière du label Universal, mais ne fera pas oublier que U2, depuis bientôt vingt ans et Achtung Baby, vit sur ses rentes de «plus grand groupe de rock» sans offrir à ce dernier de quoi se réinventer.
L’idée était pourtant là, selon les déclarations de Bono. «Redéfinir le son du rock, peut-être en s’en éloignant, peut-être en le rendant plus massif!» A une année de la cinquantaine, l’homme aux lunettes de coiffeur pour dames affichait des envies d’inédit. On ne peut pas enlever à U2 d’avoir souvent tenté sa mue: blues et américaine avec Rattle & Hum, européano-décadente avec Achtung Baby, glam et technoïde avec Pop en 1997. Les années 2000 furent celles du retour au rock carré, efficace autant que prévisible et sans sel. Alors une nouvelle transformation, «soniquement définitive» selon Brian Eno, ne pouvait que réjouir.
Immersion dans cette «ligne d’horizon», donc, ou plutôt son absence, selon le titre à peine moins conceptuel que la bichromie moche et terne de la pochette. L’horizon sans ligne, est-ce l’horizon? Tout à ses interrogations ontologiques, le groupe oublie de composer une chanson et étire quatre minutes de «oh oh ououh» posés sur les accords banals d’une guitare distraite. Larry Mullen Jr n’a rien perdu de son poignet: ses roulements de caisse claire aplanissent plus encore l’infinie horizontalité du morceau. Une onde sinusoïdale, en fond, rappelle qu’il fallait bien donner à Brian Eno un truc à faire.
Effrayés par tant d’audace dans la «non-composition», les quatre ressortent vite la pédale delay (l’écho court et sec qui rendit fameux le son de The Edge) pour Magnificent, honnête resucée des hymnes épiques du passé. Dans un gargouillis anxieux de digestion louche, la sauce instrumentale de Moment of Surrender reprend le cap du karma mou via une sorte d’electro lounge pour publicité de crème bien-être. De la contemplation intime et simple de Joshua Tree, le chef-d’œuvre ici en référence avouée, U2 ne retrouve que les joliesses harmoniques, planantes, mais qui ne décollent pas. A cette ambiance de zone de détente new age sur Hollywood Boulevard, il ne manquait que les cui-cui d’oiseaux relaxant: les voici sur Unknown Caller. Vite, une frite et un cervelas!
I’ll go Crazy if I don’t go Crazy Tonight (un air de Sweetest Thing) gagne en tonus avant le single musclé Get on Your Boots au refrain de rock US. Pas de quoi l’échanger contre un baril de Queens of the Stone Age, mais il apparaît néanmoins que ce sommet du disque, grassouillet et sexy comme Bono peut l’être, reflète enfin un U2 sympathique, à l’aise, cohérent. Stand up Comedy enfonce le clou: riff à la Led Zep’, groove raisonnable, heureuse étape avant de retomber dans le fourre-tout d’un Fez ethno-lyophilisé. La mélancolie «springsteenienne» de White as Snow offre au disque son ultime moment de bon ton.
Cette «ligne d’horizon», Bono l’admira à Eze, dans les Alpes-Maritimes où il possède une villa. Depuis Exile on Main Street des Stones, composé près de Nice, on pensait la Côte d’Azur favorable aux rockers anglo-saxons. Perdu. A moins que la promiscuité vacancière du président Sarkozy, que Bono visitait en hélico l’été dernier à l’heure du thé, ne soit définitivement contre-indiquée à l’inspiration des musiciens?